Shoji Masuda (né en 1960) est un personnage plutôt atypique dans l’industrie du jeu vidéo japonais. Un peu timide, il n’a ni l’exubérance de Hideo Kojima (Metal Gear Solid, Snatcher) ou Shogo Ishii (Killer 7, No More Heroes) ni l’ambition de Hironobu Sakaguchi (Final Fantasy). Il reste pourtant l’un des meilleurs game designers de RPG de la période PC Engine ainsi que de l’ère 32 bits, et il continue aujourd’hui son petit bonhomme de chemin avec certes moins de succès, mais toujours autant d’inventivité. Ses RPGs sont pour la plupart restés coincés à leur pays d’origine, ne connaissant jamais la gloire d’une traduction même américaine, mais l’intérêt que lui portent les joueurs japonais ne faiblit pas : Tengai Makyou II Manjimaru a été l’étendard du Super CD ROM de la PC Engine, Ore no Shikabane o Koete Yuke reste l’un des RPGs préférés des japonais (et figure régulièrement dans les classements magazines des suites de RPGs les plus attendus), alors que la sortie sur le PS Store de la version playstation de Linda Cube a été le jeu le plus téléchargé du mois de septembre 2008, le mois de sa sortie.
DES RPG A L’ALLURE DE NEW GAME +
La principale particularité de la plupart de ses RPG reste la structure scénaristique peu académique pour un genre pourtant ancré dans les racines de Dragon Quest et Final Fantasy : « Mes jeux sont essentiellement des Sub Games (littéralement des mini jeux), en cela qu’ils ne prennent pas en compte les bases du genre, et se jouent comme des scénarios subsidiaires ou des New Game +. Par exemple, dans un Dragon Quest, le joueur est souvent bloqué entre deux évènements critiques et doit aller parcourir un donjon ou battre un boss pour que le scénario avance de nouveaux. C’est le déroulement naturel d’un RPG. Malgré l’insistance du scénario, le joueur peux pourtant se détourner de son but principal et aller passer 3 jours à jouer au casino ou aller acheter des objets et équipements comme dans un Final Fantasy, et perdre son temps et oubliant sa quête. Cela rend parfois un jeu très vite ridicule, notamment si le scénario devient dramatique et nous pousse à aller battre un boss le plus vite possible, et que le joueur décide plutôt d’aller perdre son temps ailleurs. C’est pour ne pas encourir de tels risques que je fais mes jeux à la façon d’un sub-game, afin de préserver la cohérence entre scénario et systèmes de jeu. »
UN DESTIN PARTICULIER
Il aurait pus devenir un nouveau Yuji Horii ou Hironobu Sakaguchi après le succès critique et commercial de Tengai Makyou II Manjimaru, mais Shoji Masuda a préféré rester en retrait. En effet, ses ambitions étaient tout autre : « j’étais l’un des rares game designer à cette époque à avoir une famille et des enfants, et je ne comptais certainement pas mettre ma vie sociale de coté pour devenir un nouveau Yujii Horii après le succès de Tengai II, bien que l’occasion m’eut été donnée». Cela est en effet cohérant avec ses choix et motivations de toujours : « si j’avais été bon en anglais, je serais devenus vétérinaire et surement pas game designer ». Un amour pour les animaux que l’on retrouvera dans nombre de ses RPG, de Metal Max (avec Pochi le chien) à Linda Cube.
Shoji Masuda a fait ses classes à l’université d’Art de Musashino, où il avait comme professeurs et maitres de conférence des personnages tels que Shigesato Itoi (écrivain et figure culturelle du japon, on lui doit la série de RPG Mother) et Takashi Nakahata (écrivain humoristique), bien qu’à cette époque l’homme ne portait pas vraiment attention à l’industrie de l’art, de la culture et du jeu vidéo, ni à ses créateurs. Il trouva finalement du travail dans une agence de communication qui avait pour client Hudson. De son propre aveux, l’industrie du jeu vidéo ne l’emballait pas particulièrement : « l’industrie du jeu vidéo était encore jeune, et il n’était pas franchement évident d’y faire carrière. Ce n’était pas vraiment attirant. »
Pourtant, Shoji Masuda se retrouvera, un peu à son insu, mêlé à la sortie de Tengai Makyou premier du nom. Le projet, d’abord prévus comme un dessin animé et un film live avant de devenir le jeu vidéo que l’on connait, prend l’eau. « Tengai Makyou Ziria devait devenir le fer de lance du lecteur Cd-Rom de la PC Engine. Les charges publicitaires et les travaux de communication autour de ce titre étaient donc importants. Du reste, j’étais embarrassé parce que le jeu était sans arrêt repoussé et que cela perturbait mon travail. Je suis donc allé à Sapporo afin d’aider Hudson, qui me demanda alors de corriger et réadapter le scénario, à la base pensé pour un animé, pour que celui-ci colle finalement à un jeu vidéo. J’avais beaucoup de travail à cette époque parce que je bossais également sur la promotion de Momotarou Densetsu (RPG Famicom). Mais Hudson m’a forcé la main et je ne pouvais pas vraiment refuser. » En réalité, ce n’était pas un job très attirant à première vue : « L’industrie du jeu vidéo à cette époque était aléatoire, négligente. Malgré tout, écrire des scénarios était intéressant. Faire carrière en écrivant des histoires, imaginer des univers et créer des personnages me paraissait agréable. Je ne voulais surtout pas faire un travail de programmeur. Mon travail sur le scénario de Tengai Makyou Ziria était d’arranger les dialogues, ajouter des embranchements scénaristique et tenter de rendre le tout cohérant, pour que l’histoire fasse sens. J’étais le seul à bosser dessus, et j’ai du tout refaire moi-même, en 3 mois. »
LA CONSTRUCTION D’UN SCENARIO
Selon Shoji Masuda, le point essentiel à la construction d’un scénario est l’utilisation judicieuse d’une multitude d’émotions différentes : « il faut parvenir à obtenir un équilibre entre les bonnes émotions et les sentiments un peu plus désagréables. Il ne faut pas se focaliser uniquement sur les bons sentiments, il faut aussi savoir faire passer un mauvais message ou une émotion négative de temps en temps. C’est ce qui contrôle le scénario et donne de la consistance à un personnage, et le rend attachant pour le joueur. » Ce qui est important, ce n’est pas la base du scénario, mais comment tout se combine pour donner sens au texte final : « La base de tout ce que l’on retrouve dans mes scénario est principalement emprunté à d’autres médias comme les films ou les livres. On sait depuis plus de 3000 ans comment construire une histoire et mettre au point des dialogues. La base ne change pas vraiment. La différence est dans la combinaison de chaque élément afin de rester intéressant tout le long de l’histoire. »
TENGAI MAKYOU II, UN PROJET D’UNE AMBITION DEMESUREE
Une fois Tengai Makyou Ziria enfin bouclé, Masuda est reconduit pour le second épisode, Tengai Makyou Manjimaru, et deviendra l’un des membres indispensables à la réalisation de ce projet ambitieux : « Tengai II était un premier jeu pour moi, ce fut en effet avec Tengai II que j’ai pris part à la création d’un jeu dès le départ. J’étais près pour ça, bien que je n’avais alors jamais écrit de scénario. » Si Tengai makyou II est un RPG japonais des plus classiques, quelques particularité ont fait de ce soft un chef d’œuvre du genre, comme l’explique Masuda : « Le destin de Tengai II était de devenir l’étendard du Super CD Rom de la PC Engine, comme Ziria était le porte drapeau du lecteur CD ROM en son temps. Le résultat se devait d’être exceptionnel afin d’incarner un tel projet. La stratégie commerciale était de mettre en avant la domination du Super CD Rom sur le CD Rom standard et les autres modèles de PC Engine (comme la DUO), ainsi que sur la Super Famicom alors en pleine ascension. Ma stratégie était donc de créer une débauche de données Audio Video (AV) ainsi qu’un système de jeu qui mettrait le scénario à son avantage. L’ordre de Hudson était de rendre le jeu attirant dès les 30 premières secondes de jeu. Mon attention s’est alors porté sur l’écran titre, qui utilise des outils impossibles à programmer directement à partir du cœur (aussi appelé en langage technique le kore) de la PC Engine afin de permettre des rotations, des agrandissements et des réductions du logo. Lorsque j’ai parlé avec Mr. Iwazaki (programmeur sur Tengai II) de la méthode pour créer de telles modifications graphiques, il m’a conseillé de ne pas mettre d’écran de fond afin que le logo ne se mélange pas au background durant les rotations. L’idéal était en effet de ne pas mettre de fond du tout et d’utiliser une couleur de texte noire. Il a fallut ensuite trouver une forme idéale afin de permettre une rotation relativement simple pour les flammes du logo : la sphère (NDR : l’écran titre représente une croix japonaise (une Manji) en feu qui tourne autour d’un axe circulaire). Il fallait également que l’apparition de l’écran titre prenne moins de 10 secondes. » D’autres éléments devaient également montrer la puissance du Super CD Rom et faire de Tengai Makyou II un RPG nouvelle génération : «Rappelez vous de la scène où on obtient le premier véhicule, le géant Ihika. Il n’y avait pas de véhicule aussi gigantesque et attachant dans le RPG avant Tengai Makyou II. Un autre exemple de la puissance du Super CD Rom est la densité du jeu et la quantité de petits détails : les mouvements de Manjimaru sont rapides et le gain de points d’expérience afin de monter de level est deux fois plus important que dans les autres RPGs, ce qui permet une progression plus rapide de son personnage. En plus, l’argent ne décroit pas lorsque l’on meurt (contrairement à Dragon Quest) et les personnages regagnent leurs points de vie à chaque monté de Level. Et malgré ces conditions de jeu qui facilitent la progression, le temps de jeu est environ de 70 à 80 heures pour une première partie. De plus, des évènements scénaristiques prennent place toutes les 10 minutes et il y’a un évènement important toutes les 30 minutes. Je pense que si Tengai II était fait aujourd’hui, avec l’équilibre combats/scénario/cut scenes des RPGs moderne, le temps de jeu pourrait atteindre les 300 heures. »
En somme, Tengai II, bien que traditionnel, se veut également différent de ses contemporains. Le système de combat, a priori très proche des autres RPGs japonais, est en vérité pensé à partir d’idées totalement en opposition avec les bases du genre : « Je pense que la plupart des RPGs sont créés avec comme leitmotiv d’encourager le level up, et que si on attaque un ennemis en étant en sous level trop important, on ne pourra jamais gagner. Par exemple, si la puissance d’attaque du joueur est inférieure à la défense d’un ennemi, ses attaques feront toujours zéro points de dégât ce qui rendra la victoire impossible. C’est la méthode Dragon Quest. Le leitmotiv de Tengai II était de faire en sorte que le joueur ne se retrouve jamais bloqué de quelque manière que ce soit, peu importe son niveau d’expérience ou ses équipements du moment. En tant que game designer, on promettait au joueur qu’il aurait toujours la possibilité de s’en sortir, de gagner, et cela change énormément la perspective de jeu. En d’autres termes, vous pouvez jouer à Tengai II de la manière que vous voulez. Un bon timing et une intelligence de jeu est plus importante que le nombre de points d’expérience. C’est à chaque type de joueur d’analyser comment progresser afin de compenser son manque d’xp ou d’équipement. C’est une manière de privilégier l’interaction et le replay value. »
UN JEU A PERSONNAGES
Tengai Makyou II a marqué les joueurs à plus d’un titre, et pas seulement par la qualité de sa réalisation et de l’exploitation du Super Cd Rom. La plus grande particularité du soft reste sa galerie de personnage unique et attachante, à l’instar de Kabuki Danjuro, dragueur absolument hilarant et membre d’une troupe de théâtre. L’un des ordres principaux de Oji Hiroi, l’instigateur du projet (et futur créateur de Sakura Wars ou Gulliver Boy), était de faire de ce second Tengai Makyou un jeu à personnages. Le sujet a souvent tourné à la discussion dans les studios d’Hudson, comme se le rappel Shoji Masuda : « C’était Hiroi qui souhaitait que le personnage principal parle plus que dans le premier Tengai Makyou. C’était également ce que les fans réclamaient. Pour dire la vérité, c’est à contre cœur que j’ai accepté cette requête car selon moi, lorsque le personnage principal parle trop, c’est au détriment du reste du groupe qui perd alors tout son intérêt. Je ne voulais pas aller dans ce sens, et c’est selon moi un défaut également présent dans Final Fantasy. » Au final, c’est le personnage de Kabuki Danjuro qui prend le rôle de leader et de personnage principal, ce qui ne séduit pas complètement Masuda, qui trouve que « la personnalité des 3 autres personnages est plutôt boiteuse ». Malgré tout, c’est peut être ces concessions qui ont permis de rendre le personnage de Kabuki Danjuro culte dans le monde du jeu vidéo et de l’animation. Kabuki est un charmeur égoïste, plutôt atypique pour un personnage de RPG. Ce personnage, à l’allure de perdant rigolo, est devenu la pièce maitresse lors de la promotion du jeu : « Kabuki Danjuro, contrairement aux autres membres du groupe, n’est pas un descendant direct du clan du feu (le clan de héros qui devra sauver le monde) et se veut un personnage à la fois sûr de lui (dragueur) et enclin à quelques interrogations existentielles. J’ai modifié le scénario de nombreuses fois en tenant compte des sondages de popularité des personnages, publiés dans les magazines. Je comptais également développer une scène durant laquelle Kabuki retrouverait la mère qui l’avait abandonné alors qu’il était encore un enfant, mais cela ne s’est pas fait.»
A la base, l’histoire de Tengai Makyou II s’appuyait sur les textes du Kojiki (recueil de mythes concernant l’origine des îles et des dieux japonais) et contenait des passages hautement spirituels et culturels, que Shoji Masuda trouvait « non convenable pour le grand public». Il a alors modifié son script afin d’intégrer plus de situations courantes, et créer une certaine confusion scénaristique à partir d’évènements plutôt communs : « l’équilibre trouvé entre les évènements lambda et les situations un peu plus spéciales est au final assez étrange, mais il fonctionne. » Il reste cependant quelques éléments mystiques comme les nombreuses orchidées noires plantées à travers le monde par le clan ennemi (le « root clan ») : « selon les plans de Hiroi, l’orchidée devait avoir le rôle d’un œuf. Il voulait que la plante donne naissance au mal le plus profond de tout le jeu et prenne possession du continent entier. J’ai dus construire une histoire autour de ça. L’orchidée est souvent comparée à l’organe génital féminin. Le début du jeu met en scène la naissance du « root clan » qui sort littéralement des orchidées. C’est une métaphore de la naissance. Après ces révélations, le joueur peut maintenant facilement comprendre ce que signifie l’acte de Manjimaru, quand il plante son épée dans l’orchidée. Pourtant, si les professionnels et les membres d’Hudson pensaient que cette idée avait le potentiel pour créer une certaine ambigüité, je pense que les joueurs de l’époque n’y ont pas prêté attention. »
INDEPENDANCE DAY
Sortis en 1992 comme porte drapeau du Super CD ROM, Tengai Makyou II est devenus très vite extrêmement populaire (notamment grâce aux nombreuses voix digitalisées et aux scènes animés que propose le soft) et reste aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre du genre. C’est ce moment que Shoji Masuda choisit pour prendre son indépendance et devenir, pour de bon, Game Designer : « la raison principale de mon départ d’Hudson était avant tout d’ordre physiologique. Lorsque je travaillais sur Tangai Makyou premier du nom, mon corps avait du mal à supporter le rythme. Je travaillais comme directeur de la publicité de 9h30 du matin à 17h30, puis je retournais travailler vers 21h sur le jeu pour finalement aller prendre le dîné à 4 ou 5h du matin. Puis je retournais à la maison. Je me sentais souvent mal, et un jour je me suis même évanoui devant les bâtiments de ma compagnie de publicité. Je ne pense pas que cela valait la peine de continuer ce rythme de fou. »
A peine un mois après la sortie de Tengai II nait le premier fils de Shoji Masuda, et c’est également à ce moment qu’il commence l’écriture de 2 nouveaux RPGs : « Ore no Shikabane o Koete Yuke » (Oreshika), que Masuda dit proche de Derby Stallion (simulation de courses de chevaux où le joueur doit gérer un ranch et son stock de poulain) mais avec des humains, et « Zoo in the Heaven », le prototype de Linda Cube : « je ne savais pas encore sur quel support développer ces titres, mais j’étais excité par la nouveauté. J’étais décidé à mener à bout ces deux jeux mais je n’avais pas encore décidé de l’ordre. »
Un après midi, après un meeting administratif concernant Metal Max 2, Shoji Masuda découvre à la librairie de Ogikubo (un quartier de Tokyo) un livre qui précipitera le développement de Linda Cube. Ce livre, « Animaux en danger », était sélectionné comme le livre de l’année dans les magazines féminins et le sujet était d’actualité puisque les Nations Unis faisaient alors campagne pour protéger les espèces en voix d’extinctions. Shoji Masuda se pose alors plusieurs années à la création de « Zoo in the heaven » (qui deviendra Linda Cube) alors que le projet Oreshika dormira pendant 5 ans : « C’est pendant cette période que Derby Stallion est devenus un hit commercial. J’étais alors un peu frustré. Malgré tout, Derby Stallion reste un soft intéressant et j’ai joué pendant plus de 6 mois au premier opus, acheté d’occasion. »
La conception de Linda Cube avait en vérité commencée 4 ans plus tôt, pendant le développement de Tengai II. Les membres du staff en avaient marre des nombreux reports et souhaitaient commencer un nouveau projet : « Je ne voulais plus entendre parler d’un aussi gros jeu (que Tengai II) pendant pas mal de temps ! Je ne recherchais pas la popularité et les millions de ventes, je souhaitais juste passer à autre chose ! Psychologiquement, on était tous très fatigué et on voulait alors commencer un projet totalement à l’opposé de Tengai Makyou II. Pourtant, nombre d’éléments et d’idées de Linda Cube seront reprises de Tengai II et au final la plupart des membres du staff derrière Tengai II ont travaillés sur le début de Linda. En quelque sorte, Linda est à la fois le jeu le plus proche de Tengai II mais aussi son parfait opposé. »
DE “ZOO IN THE HEAVEN” A “LINDA CUBE”
Le script original de « Zoo in the Heaven » était à l’origine quelque peu différent de Linda Cube, bien que les idées principales fussent déjà là : «Zoo in The Heaven devait prendre place dans l’espace, sur une planète plutôt pauvre. Un homme pense alors à créer un zoo afin d’attirer du monde et accroitre le tourisme de l’espace. Malheureusement, l’homme décède au milieu de son projet et c’est au joueur d’aller collecter les animaux. On pouvait capturer des animaux rares et devenir riche en incitant de nouveaux touristes, et créer des attractions telles que des combats d’animaux, ou vendre les peaux de bêtes. Dans mon esprit on pouvait également développer une petite ferme afin de faire fructifier son business. » Cette vision est au finale assez proche du scénario C de Linda Cube. C’est une idée de game design relativement simple mais considérablement addictive et différente.
A la même librairie d’Ogikubo, Shoji Masuda découvre un livre qui raconte l’histoire d’un homme qui a rassemblé des animaux afin de sauver le monde : l’arche de Noé, de la Bible : « J’ai remplacé le déluge par une collision de météorite inévitable, et j’avais mon histoire. »
« Le personnage de Linda n’était pas encore imaginé à ce stade du projet. »
Du reste, la réflexion n’aura pas été bien longue : « Personne n’irait acheter un jeu PC Engine sans jolies filles dedans. » C’est ainsi que l’histoire de Linda et le scénario général a pris une place plus importante dans le projet. Cependant le jeu se voulait orienté vers les mécaniques de jeu et Shoji Masuda ne voulait pas que ce soit l’histoire qui décide du déroulement du jeu : « C’était contradictoire. Alors on a décidé de créer 3 scénarios distincts. Malgré tout, les scénarios A et B restaient pour moi des scénarios d’entrainement et rien de plus. On a alors pensé à créer des univers parallèles afin de ne pas avoir à remodeler tout le système de jeu et les graphismes. C’est à ce moment là qu’est clairement apparu le principal argument de vente du projet : la jolie fille et les 3 scénarios. D’où la décision de nommer le jeu Linda Cube. Un titre alternatif auquel nous avions pensé était « Star Ocean Ark » ou « Astro Ark » que l’on a réutilisé comme sous titre. »
Ecrire le même scénario 3 fois (avec quelques variations) en utilisant le même monde et les mêmes personnages était une contrainte assez atypique pour Shoji Masuda, mais qui réservait ses bonnes surprises : « L’union des 3 scénarios s’est faite de manière inattendue. Par exemple, des évènements vécus dans le scénario B ont des répercussions sur le scénario C. Ou bien certaines questions scénaristiques posées par le scénario A sont résolus dans le scenario B. Quelques évènements scénaristiques étranges ont pus être créés intentionnellement grâce à cette technique. Parfois un scénario va prendre une tournure sérieuse alors que l’autre scénario tournera les mêmes évènements de façon parodique. Du reste, les scénarios A et B sont conçus pour que le joueur migre sur le scénario C, qui est le scénario le plus proche de l’esprit originel que je voulais donner au jeu. Les scénarios A et B sont en cela plutôt linéaires. »
LA GRANDE COHERANCE ESTHETIQUE
L’intérêt de Linda Cube se situe alors au niveau de ses systèmes de jeux. Linda Cube met l’accent sur le rassemblement d’animaux, l’arche, et sur la relation entre le héros et l’héroïne. Ce qui fait que le jeu fonctionne est donc la cohérence et l’union entre système de jeu et éléments de l’histoire : « les 3 scénarios de Linda Cube font partie du fun de la collection d’animaux. Le jeu est amusant peu importe la manière dont le joueur vie l’expérience. Selon le point de vue, on peut très bien imaginer que le scénario de Linda Cube n’existe pas et que chaque scène et évènement fait partie du gameplay. » En effet, d’après Shoji Masuda le meilleur moyen d’obtenir un maximum de fun est de limiter le plus possible chaque effet d’esbroufe non essentiel au jeu, et en cela supprimer les scènes scénaristiques qui ne servent pas le jeu : « Mes premiers jeux vidéos étaient sur Famicom. J’avais plus d’une dizaine de jeux de tennis, de hockey ou autres. C’était des jeux simplistes, mais extrêmement amusants. Du moment que les objets à l’écran réagissent au mouvement de mes doigts, je trouve le jeu amusant. C’est ce que j’essais de reproduire dans mes jeux. Aujourd’hui les jeux sont créés de telle sorte que l’on puisse quasiment séparer le scénario du système de jeu. Selon moi, le job de game designer est de constamment veiller à garder cette harmonie entre scénario et système de jeu.»
LES TRACES DE TENGAI MAKYOU II
L’un des systèmes de jeu les plus marquants que l’on trouve dans Linda Cube est son fameux système de saison, qui est à la base une idée avortée du développement de Tengai Makyou II. En effet, dans Linda Cube, le temps se déroule en temps réel (selon l’horloge interne du jeu) et les saisons s’écoulent au fil de l’année, modifiant ainsi le comportement des animaux et donc la façon de les attraper : « C’est des 4 saisons que découle la vie. Je me sens emplis d’admiration devant chaque saison car les gens et les pays vivent au grès des changements climatiques. Des saisons découlent la plupart des obligations et des libertés d’une personne, et c’est encore plus évident dans le cas des animaux, qui hibernent ou chassent selon la saison. C’est lors de la création de Tengai Makyou II que j’ai imaginé implémenter un système de saison qui influencerait la vie des personnages dans le monde du Zipang (le monde de Tengai Makyou) et donc du joueur. On pensait par exemple faire un feu d’artifice dans la contré de Kyoto pendant Takayama Matsuri (festival d’automne japonais), faire tomber la neige, les feuilles mortes, et que le joueur puisse admirer les fleures de Sakura. A la base, ce système de saison n’avait été imaginé que pour la contré de Kyoto, mais l’idée était trop bonne pour ne pas l’étendre à tout le jeu. Mais les problèmes de productions nous ont poussés à mettre de coté cette idée. Et comme nous voulions utiliser ce système de saison coute que coute, nous l’avons intégré à Linda Cube. »
Qui plus est, on retrouve des idées similaires dans Tengai Makyou Zero sur Super Famicom et son horloge internet qui permet de vivre en temps réel divers festivals japonais ainsi que des évènements comme noël ou les anniversaires, et même dans Tengai Makyou III Namida, sortis finalement sur Playstation 2, qui propose de célébrer Takayama Matsuri. 2 jeux sur lesquels Shoji Masuda n’a pas travaillé, mais dont retrouve quelques une de ses idées ingénieuses de game design, par procuration.
Linda Cube sort finalement en 1995 sur PC Engine et devient l’un des rares jeux NEC déconseillés aux moins de 18 ans (de part son aspect « jeu pour adulte » et non pour d’éventuelles scènes Hentai qui n’existent de toute façon pas dans Linda Cube), puis sera porté sur Playstation et Sega Saturn sous le nom de Linda Cube Again, respectivement en 1997 et 1998. Cette version Again contient un 4ème scénario plus proche encore de l’esprit originel du projet que le scénario C, propose un nouveau Character Design et rétablit quelques soucis de programmation.
Après la sortie de Linda Cube, Shoji Masuda reprend alors son travail sur Oreshika et commence la production de Next King : Millennial Kingdom of Love en collaboration avec Alfa System. Il fondera sa société de développement Mars en 1998 et débutera alors une nouvelle histoire, pleine elle aussi de jeux d’exception.
CV LISTE DE JEUX (selective) :
1987 - Momotarou Densetsu – Famicom
1989 - Tengai Makyou Ziria – NEC PCE
1991 - Metal Max – Famicom
1992 - Tengai Makyou II Manjimaru – NEC PCE
1994 - Emerald Dragon – NEC PCE et Super Famicom
1995 - Linda Cube – NEC PCE, Playstation et Saturn
1995 - Gulliver Boy – NEC PCE
1997 - Next King : Millennial Kingdom of Love – Playstation et Saturn
1999 - Ore no Shikabane o Koete Yuke – Playstation
2004 - Waga Ryu o Miyo : Pride of the Dragon Peace – Playstation II
2009 - Hero Must Die - Mobile
TRIVIA :
Si Tengai Makyou III version PC Engine n'a jamais vus le jour, et que le script a été complètement retouché pour la sortie de la version PS2 "Namida", il reste cependant une alternative pour découvrir le projet originel. Shoji Masuda a en effet publié le script complet (en changeant les noms des personnages pour ne pas avoir de problèmes de droit) de l'époque en 2 volumes. Renommé Haruka, les deux bouquins promettent de raconter toute la vérité autour du project Tengai III. En somme, de quoi rassasier les fans frustrés de la non sortie du véritable Namida (même si l'opus PS2 reste excellent quoiqu'on en dise), et de quoi relativiser le mythe.